« Dis Jeanne, c’était comment quand tu étais petite ? »
A cette question, il est facile de répondre « pas trop mal «
Ni bien, ni mal
Il y a avait avant tout la disponibilité de notre mère, toujours là, à nos soins, aimante, patiente.
L’espace était agréable dehors, les étables pour jouer, les champs pour gambader
Mes grands parents venaient presque tous les jours, ils apportaient leur énergie, surtout ma grand-mère
Dans ce décor plutôt bucolique, il y a avait la grisaille
L’autorité indéboulonnable de mon père
Il n’était ni violent, ni tyrannique, mais il imposait coute que coute toute décision collective
L’argent, qui ne manquait pas tant que ça, était sans cesse le sujet récurrent
Il fallait économiser, il comptait tout, sans commune mesure
Dans nos requêtes nous avons vite compris que rien, rien n’était négociable
Nous ne demandions plus, ayant tout simplement accepté d’emblée le refus
Il avait des exigences, rester à table, ne pas bouger, il veillait sans cesse à notre sécurité, ce qui en soit n’était pas blâmable, sauf que nous devenions sans le savoir, presque asociaux, emprisonnés par un corps sujet à chaque instant à la blessure, celles du cœur n’étaient pas visibles elles.
Il était obnubilé par la rentabilité, jamais d’excès, minimaliste
La culture était bannie
Aucune activité payante, aucuns livres achetés …pas de sorties, pas de cinéma
Je me souviens qu’en seconde j’ai du acheter un Gaffiot, cela engendra une discussion qui finit dans les larmes.
Le manque de confort était pesant, peu de chauffage, pas d’eau chaude courante, des bidouillages, des gagne petit tout le temps
Jusqu’au jour où la culpabilité gagna du terrain, nous devenions presque trop couteux, ma mère en douce nous donnait un peu
C’était une époque, et pourtant je voyais qu’ailleurs ce n’était pas ça, et je décidais de ne plus réclamer, et d’attendre , la boule à la gorge , sans espérer la moindre compasion , juste vivre avec ce corps , vrai boulet qui ne manquait pas de me rappeller ma rage étouffée
Je savais qu’un jour le temps serai venu, que les choses iraient mieux, que je ne vivrais plus dans cette vie là
J’avais raison
J’aurais pu devenir envieuse, jalouse, révoltée ou revancharde
J’ai choisi l’autre route, prendre les rennes, aller en avant et ces manques et frustrations se sont transformés en désirs incessants
J’ai appris mon métier, celui que j’avais choisi, j’ai assumé très jeune ma vie, et j’ai enfin pu assouvir ces manques au fil des années
Je n’ai pas cultivé la rancune, j’ai appris à vivre simplement, mais intensément
Je me demande au fond si ma vie aurait été la même si d’emblée j’ai eu toutes les facilités
Certainement pas
Je ne sais ni patiner, ni nager, je ne sais pas lire une portée mais ma richesse fut certainement mes aptitudes à communiquer avec entrain, et surtout, à me nourrir et donner la tendresse et l’amour maternel, celui de mes grand parents, de ma mère
Ça ne s’achète pas, cela se vit
Tout simplement …
Je n’ai jamais revendu mon Gaffiot …
